Souveraineté monétaire et crypto-actifs[1],

Yamina Tadjeddine

 BETA, Université de Lorraine

Dans le monde marchand, la monnaie est le lien institutionnel primordial qui met en relation les individus les uns avec les autres en donnant une valeur aux marchandises, en autorisant l’échange, en affirmant la confiance dans les institutions, en exerçant un contrôle social de la violence née du désir infini de l’accumulation de richesse. (Aglietta et Orléan (2002)). Pour que la monnaie exerce ces missions, elle doit être l’expression d’une d’adhésion collective, aujourd’hui attachée à la souveraineté politique. La financiarisation mais aussi la digitalisation des relations contractuelles pourraient remettre en cause ce monopole du souverain. Des contrats privés financiers sont établis pour reproduire les services associés à la monnaie légale et créer un espace propre de circulation de ses contrats disjoint des frontières nationales. Ces contrats revêtent différentes formes : crypto-actifs (Bitcoin, Etherum, …), la future monnaie DIEM mais aussi des dettes circulant entre acteurs financiers au sein du Shadow Banking. Est-ce que ces contrats mettent à mal la souveraineté monétaire et pourraient à terme remplacer la monnaie légale ? Nous proposons de revenir sur l’émergence de ces contrats financiers, les raisons de leur développement. Puis nous nous interrogerons sur leur capacité à détrôner la monnaie légale.

L’existence de monnaie privée est un vœu omniprésent des libertariens, prompts à critiquer toute intervention de l’Etat et qui regrettent le monopole public monétaire (Montalban, 2017). Cette remise en cause de la souveraineté politique monétaire a été ravivée avec la crise financière de 2008. La critique embrassait alors non seulement l’Etat et les banques centrales, mais encore les banques qui sont au cœur du système de paiements. Cette contestation a été à l’origine de l’apparition de contrats portés par des réseaux libres d’individus construits sur Internet (Bitcoin et autres crypto-monnaies). Plus encore, avec la financiarisation, les acteurs de la finance revendiquent eux aussi le pouvoir de contrôler l’émission de monnaie et d’accaparer les profits en découlant. Car la finance est un espace permanent de création de contrats privés ad hoc. Dans un récent ouvrage, K. Pistor (2019) caractérise la financiarisation par cette extension du contrat financier. Des contrats financiers existent sur des risques variés (contrats dérivés sur l’eau, sur le niveau d’enneigement,), sur des modalités toujours plus variées de financement (LBO, crowdfunding, tokens). Juridiquement parlant, la création d’un contrat proposant les services assumés par la monnaie légale semble tout à fait possible. Il suffirait d’établir un contrat qui assure que l’actif remplirait les fonctions de la monnaie légale sans la subordination du souverain : le paiement de biens et de services, le remboursement des dettes, l’évaluation des choses et la conservation de la valeur (Aglietta, Valla, 2021). La création d’un tel contrat ne pose pas a priori de problème technique ou juridique.

Tout l’enjeu de la création d’un contrat privé de monnaie réside dans sa capacité à s’attacher des participants à ce réseau qui ont confiance dans cet actif et qui sont sûrs que les services monétaires stipulés dans le contrat seront effectivement réalisés. Selon Aglietta et Orléan (2002), trois formes de confiance sont impliquées pour la circulation de la monnaie : la confiance méthodique, i.e. la certitude de la répétition de l’échange dans de bonnes conditions, la confiance hiérarchique i.e. la confiance en l’émetteur du contrat de dette, et enfin la confiance éthique qui est liée aux valeurs portées par le système monétaire. Par conséquent, le succès d’une monnaie légale privée nécessite de façonner un monde pour assurer la confiance d’une communauté pour permettre la circulation effective de ce contrat et de remplir les fonctions monétaires. Carruthers (2015), sur la base d’une analyse historique, souligne comment à chaque innovation financière, il a été systématiquement nécessaire d’aménager les institutions, les cultures et le droit pour assurer la circulation et la liquidité de ces nouveaux contrats. Le phénomène de financiarisation de l’objet monétaire se matérialiserait par le remplacement de la monnaie légale, à savoir la dette émise par le souverain, par des contrats de dettes privées émises par des institutions financières ou des entreprises.

Les crypto-actifs pourraient prétendre à ce statut de monnaie privée. Ces contrats sont adossés à une technologie de mise en réseau des individus par la chaîne de bloc (blockchain). La blockchain par sa structure horizontale et son organisation en réseau rompt avec la place essentielle des banques dans l’accès aux flux de paiements. Les flux monétaires peuvent circuler indépendamment des banques à travers les comptes en crypto-actifs. Pour certains libertariens, la possibilité de créer un réseau de paiements sans banque ni Etat constitue une forme d’émancipation éthique du support monétaire (Malherbe et alii, 2019). La confiance éthique des crypto-actifs est assise sur la foi en la technologie, supposée moins sujette aux influences politiques. Les chartes associées aux crypto-actifs assurent la confiance hiérarchique en fondant la réputation de l’émetteur. Enfin, la multiplication des échanges sur les crypto-marchés et le nombre toujours plus grands de commerçants acceptant le paiement en crypto-actifs fondent une confiance méthodique. Tout semble donc satisfaire pour faire de ces crypto-actifs des monnaies privées.

Mais, cet espoir de remplacer la monnaie légale par des contrats financiers est illusoire. Les crypto-actifs s’avèrent être des monnaies incomplètes en cela qu’elles ne remplissent pas les trois fonctions d’une monnaie légale : donner la valeur des choses, être accepté pour tout échange et constituer une réserve de valeur.

Les crypto-actifs permettent d’échanger mais au sein d’une communauté d’utilisateurs qui reconnaissent cette monnaie. En dehors de cette communauté, seule la monnaie légale est acceptée. Or, cette communauté reste de taille modeste. Les crypto-actifs ne modifient pas non plus la hiérarchie de valeur qui reste fondée par les monnaies légales : les prix des biens vendus en crypto-actifs sont des conversions de grandeurs établies en euros, en dollars, … Enfin, la valeur des crypto-actifs s’avère particulièrement instable et guère anticipable. Les crypto-actifs sont avant tout acheté non pas pour leur qualité de conservation de valeur mais plus au regard de leur potentialité à générer une plus-value spéculative. Ces contrats sont désirés non pour leur qualité monétaire mais comme placements financiers rémunérateurs. Bitcoin a voulu échapper à toute forme de lien avec la souveraineté pour ne fonder sa légitimité que sur le réseau et la technologie, son usage reste exclusivement celui d’un actif financier, recherché pour comme tout contrat financier pour des plus-values spéculatives.

Cette illusion est renforcée par l’impossibilité pour ces contrats d’asseoir une confiance totalement déconnectée de la souveraineté politique. Ainsi, le contrat Diem, porté par un consortium d’entreprises privés dont Facebook ambitionne de faciliter les transferts monétaires entre pays, notamment au sein des diasporas en remplaçant les euro-monnaies. Pour garantir la valeur de cette monnaie privée, les créateurs ont choisi de l’indexer à un panier de monnaies souveraine (dollar, euro, yen, livre sterling). C’est donc bien la confiance éthique en la souveraineté nationale qui permet le lancement de ce contrat qui n’est en fait qu’une réserve de valeur, à l’instar des dépôts préalables de prépaiement. Pour espérer assurer le rôle de monnaie, Diem a intégré le besoin d’un lien avec la souveraineté en fondant sa valeur sur les monnaies souveraines. De la sorte, la confiance dans ce contrat financier n’est plus fondée sur le réseau et la technologie (confiance méthodologique), mais retrouve un lien classique avec la confiance éthique caractéristique de la souveraineté (Aglietta, Orléan, 2002).

La financiarisation couplée au mouvement de digitalisation a permis l’émergence de dispositifs techniques et contractuels cherchant à reproduire la monnaie souveraine. Ces contrats ne sont pas des monnaies complètes et ne peuvent remplacer la monnaie légale. Sans remplacer la monnaie légale, ces contrats redéfinissent les marges de manœuvre de la souveraineté monétaire des Etats. Ils satisfont des besoins de citoyens critiques de la société financiarisée (bitcoin) ou des usages monétaires incompatibles avec des monnaies légales inscrites sur un territoire (transfert monétaire au sein de la diaspora, paiement sur internet). Toutefois ces contrats ne sauraient exister sans la présence d’une monnaie légale et d’une souveraineté. Ils ne remettent donc pas en cause la souveraineté des Etats. Ils soulignent cependant les besoins de transformation sociétale : la trop grande puissance des banques dans la société financiarisée (bitcoin) et l’absence de monnaie supranationale dans un système monétaire international sans règle (Diem).

Références :

Aglietta M. et Orléan A., La monnaie entre violence et confiance, Paris, Odile Jacob, 2002.

Aglietta, M., et Valla, N., Le Futur de la monnaie. Odile Jacob, 2021.

Carruthers, B.G., «Financialization and the institutional foundations of the new capitalism», Socio-Economic Review, 2015, Vol. 13, No. 2, 379–398

Malherbe L., Montalban M., Granier C., & Bedu N., (2019). « Cryptocurrencies and Blockchain: Opportunities and Limits of a New Monetary Regime », International Journal of Political Economy, vol 48(2), 127-152.

Pistor K., The Code of Capital: How the Law Creates Wealth and Inequality, Princeton University Press, 2019.

Tadjeddine Y., 2021, « Souveraineté et Financiarisation », Revue Banque, 1er semestre.

[1] Cet article reprend des éléments de Y. Tadjeddine (2021) : « Souveraineté et Financiarisation », Revue Banque, 1er semestre.